IGNORANTIN
Cet adjectif est celui que s’étaient donné, eux-mêmes, les frères de la
charité, dont l’ordre fut fondé en 1495 par le Portugais Jean de Dieu,
et introduit en France, en 1601, par Marie de Médicis. Une chronique de
1604, citée par l’Intermédiaire du 25 juillet 1864, signalait leur
présence à Paris en ces termes : « Dans le faubourg
Saint-Germain-des-Prés, se sont établis les Frati ignoranti, autrement
dit de Saint Jean, lesquels sont très savants ès-remèdes de toutes
maladies ; ils s’appellent ainsi par une façon de modestie, et ne
cherchent pas les disputes de paroles. »
L’ordre des frères de la charité, ou frères ignorantins, avait été créé
pour secourir les malades pauvres ; c’est encore, aujourd’hui, le but
de ses institutions connues sous le titre d’Œuvres de Saint Jean de
Dieu. Par la suite, ces frères s’occupèrent de l’éducation des enfants
pauvres. (Dictionnaires Bescherelle et Littré.)
Le Dictionnaire de l’Académie Française désigne, sous le qualificatif
defrères ignorantins, ceux de la congrégation de Saint Yon ou des
frères des écoles chrétiennes, qui fut fondée par J.-B. de la Salle,
chanoine de l’église de Reims. Antérieurement à cette fondation, le
père Barré, minime, avait institué la communauté des frères et sœurs
des écoles chrétiennes et charitables de l’Enfant Jésus, pour donner
l’instruction gratuite aux enfants pauvres. J.-B. de la Salle s’était
d’abord occupé des rapports de ces frères et sœurs avec les enfants
pauvres et avait contribué à faire ouvrir des écoles. En 1679, il fonda
la maison qui devait former des maîtres pour ces écoles. Les élèves de
cette maison prirent, en 1684, le titre et le costume des frères des
écoles chrétiennes ; en même temps, ils firent vœu de chasteté. M.
Vollet a remarqué à ce sujet, dans la Grande Encyclopédie, que : « cet
institut est peut-être, de toutes les congrégations religieuses, celle
qui a payé la rançon du vœu de chasteté par les plus nombreuses
condamnations pour attentats aux mœurs. Quelques-unes de ces
condamnations, comme celle du frère Léotade (viol et assassinat de
Cécile Combette) appartiennent à l’histoire des Causes Célèbres. »
L’affaire du frère Flamidien n’est pas moins célèbre, et tous les jours
la chronique scandaleuse nous apporte de nouveaux échos de cette
aberration appelée « vœu de chasteté » chez ceux qui ont eu
l’inconscience ou l’hypocrisie de le prononcer. Une récente
communication de la Fédération des Libres Penseurs a fait connaître
qu’en une seule année, des religieux de tous ordres, parmi lesquels
tant de maîtres-fourbes crient à l’immoralité de l’école sans Dieu, ont
été condamnés à 142 ans de travaux forcés pour des actes contre nature.
Et on ne parle pas de tous ceux qui demeurent impunis, grâce au silence
de leurs victimes ou aux complicités de leurs supérieurs et de
magistrats « bien pensants ».
D’une façon générale, avant la Révolution, le qualificatif
d’ignorantins était donné à tous les membres des congrégations
s’occupant de l’éducation des enfants pauvres et tenant des écoles
élémentaires, congrégations qui étaient celles de Saint Jean de Dieu,
de Saint Yon, de l’Enfant Jésus et aussi celles des Sœurs de la
Miséricorde.
Tout cela est d’autant plus utile à connaître qu’aujourd’hui, avec
cette bonne foi qui les caractérise, les polémistes cléricaux des
Croix, des Pèlerin et autres journaux, prétendent que le mot :
ignorantin est une injure inventée par les laïques pour discréditer
l’enseignement des écoles chrétiennes.
Ce mot, en dehors du monde religieux, eut toujours un sens péjoratif à
l’égard des frères. Ce n’était pas sans raison. L’Église, qui sait si
remarquablement discerner les intelligences et les employer, ne se
servit jamais, dans les humbles fonctions de précepteurs du peuple, de
ses élèves les plus brillants. Les frères représentent le prolétariat
dans la hiérarchie ecclésiastique. Recrutés dans les classes ouvrière
et paysanne, chargés de donner aux enfants de ces classes aussi peu
d’instruction que possible, il n’était pas nécessaire qu’ils en eussent
beaucoup eux-mêmes ; il fallait même qu’ils n’en eussent pas pour ne
pas être tentés d’en trop donner.
C’est ce principe, dans le choix, jadis, des éducateurs ignorantins,
qu’on retrouve aujourd’hui à la base de l’inconcevable incurie
législative et administrative qui abandonne ce qu’on appelle «
l’enseignement libre » aux plus incroyables directions et le laisse
sans contrôle. L’enseignement public ne peut être donné que par des
maîtres offrant des garanties rigoureuses de savoir et de moralité ;
mais grâce à une loi du 21 juin 1865, reliquat de la loi Falloux de
1850, n’importe qui peut ouvrir en France une école privée et y donner
l’enseignement libre. Il n’est pas nécessaire d’avoir des diplômes ; il
est encore moins nécessaire d’avoir un casier judiciaire net. Un
scandale qui s’est produit, après bien d’autres, en 1926, a révélé
qu’une de ces écoles était dirigée par un individu n’ayant même pas un
certificat d’études primaires ! Toutes ses connaissances pédagogiques
étaient dans le maniement d’une trique dont il usait sur le dos de ses
élèves terrorisés. Il avait, parmi son personnel enseignant, un
commissaire de police révoqué qui avait subi neuf condamnations pour
escroqueries !... On entend d’ici les protestations des vertueuses
personnes qui crient à « l’immoralité de l’école laïque » si on
découvrait jamais dans le personnel des instituteurs publics un
personnage de cette envergure, ou de celle de ces religieux qui
enseignent le catéchisme selon les pratiques du marquis de Sade.
L’organisation de l’enseignement libre est celle de l’enseignement
ignorantin. Elle persiste dans la loi et dans les mœurs, grâce aux
complicités qu’on retrouve dans tous les régimes pour la conservation
de ce qui fait œuvre d’empoisonnement public et entretient ce qu’un
ministre, M. Herriot, a appelé « le mensonge immanent des sociétés ».
Les livres employés dans les écoles privées ne sont pas plus contrôlés
que la science et la moralité des professeurs. « Ils sont bourrés
d’erreurs grossières incroyables », écrit Emile Glay. « Marchands de
soupe », comme on a qualifié avec mépris les directeurs de ces « boîtes
», et entrepreneurs d’ignorantisme(voir ce mot) : voilà ce que sont la
plupart des dirigeants d’établissements d’enseignement libre. Certains
sont, de plus, des bourreaux et des corrupteurs de l’enfance. Alphonse
Daudet n’a rien exagéré lorsqu’il a dépeint dans Jack la « Pension
Moronval », de même Octave Mirbeau montrant dans Sébastien Rochl’œuvre
de perversion des jésuites.
Sous la Restauration, au lendemain de la Révolution qui avait, malgré
tout, apporté certaines lumières dans les esprits, le système
ignorantin devait paraître aussi suranné que les pompes de l’ancien
régime qu’on cherchait à rétablir. Le père Loriquet, qui identifiait ce
système et prétendait escamoter au profit des rois toute la période
révolutionnaire et napoléonienne, n’a laissé que le souvenir d’un
historien ridicule. On cherche bien vainement à le réhabiliter
aujourd’hui parmi les ignorantins d’Action Française. Les libéraux de
la Restauration raillèrent les ignorantins en attaquant
l’obscurantisme. Béranger ne leur ménagea pas les sarcasmes :
C’est nous qui fessons,
Et qui refessons
Les jolis petits, les jolis garçons,
faisait-il chanter aux Révérends pères qui voulaient ramener l’école
sous la férule d’Escobar. S’ils n’avaient fait que fesser les « jolis
garçons », il n’y aurait eu que demi-mal.
M. Dupanloup disait plus tard, constatant ainsi la qualité
d’ignorantins que se donnaient les frères : « Qui ne se souvient encore
aujourd’hui du dédain avec lequel on parlait autrefois des écoles
chrétiennes et des frères ignorantins ? » II disait cela lorsque
l’Église, réduite à réclamer pour elle la liberté qu’elle avait refusée
aux autres, avait été obligée de s’adapter à des méthodes plus modernes
que l’ignorantisme moyennâgeux dans lequel elle s’était si longtemps
tenue en enseignant des sornettes périmées depuis des siècles. Mais
elle n’avait fait que jeter du lest, et Victor Hugo ne s’y trompait pas
lorsque, combattant le projet de cette loi Falloux dont les effets se
font encore sentir aujourd’hui, il disait dans une énergique
protestation contre le parti clérical : « C’est un vieux parti qui a
des états de service. C’est lui qui monte la garde à la porte de
l’orthodoxie. C’est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais
merveilleux : l’ignorance et l’erreur. C’est lui qui fait défense à la
science et au génie d’aller au delà du missel et qui veut. cloîtrer la
pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de
l’Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans
l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. Il s’est
opposé à tout... Et vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! Et
il n’y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un
penseur que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé,
déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la
civilisation, l’héritage séculaire des générations, le patrimoine
commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l’humanité
était là devant vos yeux, à votre disposition, ouvert comme la page
d’un livre, vous y feriez des ratures ! »
Si les religieux ignorantins ne sont plus toujours des ignorants, il
demeure dans leurs fonctions d’enseigner l’erreur, qui est pire que
l’ignorance, et de pratiquer la méthode la plus détestable de
l’ignorance qui est l’ignorantisme. Ils sont ceux dont il est dit dans
l’Evangile « qu’ils possèdent la clef de la connaissance mais,
incapables de l’employer eux-mêmes, ils interdisent aux autres de s’en
servir, bien qu’elle permettrait peut-être d’ouvrir la porte du royaume
de Dieu. » Les hommes enclins à la liberté ne peuvent demeurer dans
leurs rangs ; les Renan, les Loisy, des centaines d’autres ont dû se
séparer d’eux.
Il y a donc toujours eu et il y aura toujours un rapport très étroit
entre la qualité de ces hommes et leur enseignement. Aussi, le
qualificatif d’ignorantins ne leur sera-t-il jamais appliqué dans un
sens trop péjoratif. Ils sont les instruments de l’obscurantisme qui,
de tout temps, a entravé le progrès humain. L’ignorantin est de la
famille des obscurants, desobscurantins, des obscurantistes. Les
ignorantins sont parmi « les obscurants qui veulent abrutir les
peuples. » (Fourier.)
Edouard Rothen